Traquer les méga-séismes passés dans les sédiments déposés dans la Fosse du Japon : Expédition IODP 386
Auteure : Morgane Brunet
Les plus grands séismes terrestres ont lieu dans zones de subduction, lorsque deux plaques tectoniques se rencontrent et se chevauchent, libérant une énergie considérable. Ces marges actives sont nombreuses à la surface de la Terre, mais la plus connue et la plus active d’entre elles est la Ceinture de feu du Pacifique. Deux des plus grands séismes jamais enregistrés ont eu lieu à Sumatra en 2004 (Mw9.2) et au Japon en 2011 (Mw9.1). Définis par une magnitude (Mw) supérieure à 9 sur l’échelle de Richter, ces séismes géants et les tsunamis associés constituent des évènements géologiques majeurs dont les conséquences sociétales sont catastrophiques. La bonne nouvelle : ces séismes géants de classe Mw9 sont rares, avec un temps de récurrence très long. La mauvaise nouvelle : ils sont si rares, que les enregistrements instrumentaux et historiques n’existent pas sur ces échelles de temps aussi longues. Il est donc impossible de définir les temps de récurrence et réduire les incertitudes dans l’évaluation des risques associées pour les populations exposées.
Afin d’obtenir des enregistrements sur le très long-terme, une approche promettante a émergé cette dernière décennie : la paléo-sismologie sous-marine. Cette technique s’appuie sur la capacité du domaine marin a préservé des enregistrements sédimentaires longs et continus, permettant notamment d’identifier des dépôts déclenchés par des séismes. Accessibles par des carottages et/ou forages, ces archives sédimentaires sous-marines sont donc plus complètes que leurs homologues terrestres, davantage sujettes aux intempéries et processus d’érosion.
En zone de subduction, les séismes génèrent des instabilités et remobilisations sédimentaires considérables, y compris dans les fosses sous-marines, laissant des traces même en domaine hadal (au-delà de 6000 mbsl ; meters below sea level). A titre d’exemple, le méga-séisme qui a frappé la région de Tohoku-Oki en 2011, a remobilisé une importante quantité de sédiments identifiée jusque dans la Fosse du Japon. Cette zone d’étude est un endroit idéal pour reconstruire la longue histoire des méga-séismes, car les dépôts d’événements ont ici un potentiel de préservation élevé, et les carottages conventionnels révèlent une bonne concordance entre l’enregistrement sédimentaire et les documents historiques couvrant les ~1 500 dernières années. Des cibles pour des investigations paléo-sismologiques sur des échelles de temps plus longues sont accessibles grâce au carottage par piston géant, ce qui permet de dévoiler une histoire des séismes 10 à 100 fois plus longue que celle dont on dispose actuellement, et de faire progresser notre compréhension des schémas de récurrence des méga-séismes et des géorisques induits par les séismes dans le monde. C’est donc dans ce contexte scientifique exceptionnel que l’Expédition IODP 386 s’est tenue de 2021 à 2022.
Cette expédition a été mise en œuvre conjointement par l’opérateur scientifique (ESO) du Consortium européen pour les forages de recherche océanique (ECORD) et l’Institut d’exploration et d’ingénierie marine-terrestre (MarE3) au sein de l’Agence japonaise pour la science et la technologie marine-terrestre (JAMSTEC). L’ESO comprend le British Geological Survey, l’Université de Brême et le Consortium européen de pétrophysique.
Initialement programmée en Octobre 2020, l’expédition a été reportée à plusieurs reprises en raison de la pandémie de COVID-19. Elle s’est finalement tenue en deux temps, à bord de deux navires de recherche : une première mission offshore en 2021 à bord du R/V Kaimei, puis une seconde mission onshore en 2022 à distance, puis à bord du D/V Chikyu (Figure 1).

Figure 1. Photo illustrant l’imposant navire de recherche et forages scientifiques, le D/V Chikyu. En premier plan, Dr. Jean-Noël Proust et Dr. Morgane Brunet (Géoscience Rennes) étaient à bord lors de la PSP (Phase 3), en tant que sédimentologues et spécialiste en données X-CT.

Au cours de la mission offshore, et grâce au carottage par piston géant, 860.74 m de sédiments ont été collectés sur 15 sites forés le long d’un transect à 7-8 km de fond dans l’axe de la Fosse (Figure 2), battant le record du site foré (8023 m) et carotté (8060.74 mbsl) le plus profond dans l’histoire des forages scientifiques en domaine océanique.
Figure 2. (A) Contexte tectonique de la Ceinture de Feu au large du Japon, et de la zone d’étude de l’Expédition IODP 386. Abréviations: Izu-Ogasawara Trench (I-O Trench); Kuril-Kamchatka Trench (K-KT). (B) Localisation des 15 sites forés dans l’axe de la Fosse du Japon.
Puis, s’en est suivi la mission onshore, aussi appelée Onshore Science Party (OSP). Cette dernière s’est déroulée en trois phases : la Phase 1 du 14 Février au 15 Mars 2022, la Phase 2 de Mars à Novembre 2022, puis la Phase 3 du 15 au 30 Novembre 2022.
Au cours de la Phase 1, et en raison des restrictions de voyage à l’entrée du Japon, seuls 8 collègues Japonais et membres de la Science Party (SP) ont pu travailler sur les données à bord du Chikyu. Aidés par les techniciens et étudiants à bord, les collègues ont pu procéder à l’ouverture des carottes, leur description et aux premières analyses géochimiques et mesures paléomagnétiques. Les 24 autres membres de la SP ont participé aux analyses et discussions à distance, depuis leurs institutions respectives à travers le monde. C’était la toute première fois qu’une OSP se déroulait en mode hybride, gérant au mieux les différents fuseaux horaires des scientifiques internationaux établis à travers le monde. Des réunions en visioconférences étaient organisées tous les jours, permettant d’inclure au mieux les membres de la SP loin des données, et aider au mieux ceux qui étaient à bord (Figure 3). Sur l’ensemble des membres de la SP, 4 participants étaient Français : Dr. Morgane Brunet (Géosciences Rennes, sédimentologue et spécialiste en données X-CT scans), Dr. Antonio Cattaneo (IFREMER, sédimentologue), Dr. Jean-Noël Proust (Géosciences Rennes, sédimentologue) et Dr. Chloé Seibert (Lamont-Doherty Observatory, spécialiste en propriétés physiques).
Au cours de la Phase 2, des mesures à distance ont été réalisées par ESO puis transmises aux membres de la SP, leur permettant de rédiger les premiers rapports de mission. Au cours de la Phase 3, aussi appelée PSP (Personal Sampling Party), 28 participants de la SP sont venus à bord du D/V Chikyu amarré dans le port de Shimizu, afin d’échantillonner les carottes (27244 échantillons prélevés !) nécessaires aux projets de recherche post-cruise (Figure 4). Les participants à bord ont également fini de rédiger les rapports de mission qui sont actuellement en cours de publications auprès des service IODP à l’Université A&M du Texas, aux USA. Le début de la période du moratoire (accès exclusif des données aux membres de l’Expédition) a été établi au 30 Novembre 2022 et sera effective pendant un an.

Figure 3. Visioconférence organisée avec les sédimentologues à bord du D/V Chikyu, et ceux à distance durant la Phase 1 de l’Expédition 386.

Figure 4. Membres de la Science Party présents lors de la Phase 3 (Personal Sampling Party) de l’Expédition IODP 386, à bord du D/V Chikyu, Shimizu, Novembre 2022.